C’est comment un Shabbat à Netanya ? De quoi on parle à table ? Qu’est-ce qu’on fait pendant ces 25 heures ? On ne s’ennuie pas un peu quand même ? Ce Shabbat-ci, il a beaucoup été question de canard, d’éthique, de seau d’eau et de shoresh – l’étymologie des mots hébraïques par leur « racine »… Ch*** notre bon ami de Jérusalem est arrivé un peu tard, vendredi vers 15:30, avec un bouquet de fleurs et deux bouteilles de vin. Il s’est dépêché de mettre ses téfilines parce qu’il n’avait pas eu le temps de le faire de toute la journée. À 16:30, mon mari a déboulé dans mon bureau en criant Shabboth ! Shabboth !, comme les Haredim au marché qui exigent la fermeture des boutiques en se plantant comme des piquets jusqu’à ce que les commerçants tirent leur rideau de fer. J’avais déjà mis la table, une belle nappe bleue, la vaisselle spéciale pour ce jour, les hallot à réchauffer sur la plata – une à moi, bien brune, tout aplatie et sans sel (une énième expérience ratée…) et une hallah industrielle énorme pour faire contrepoids comestible. J’avais pris une bonne douche chauffée au doud shemesh, fait mon shampoing et choisi mes vêtements et mes bijoux pour honorer ce moment… et mon mari !
Ils sont partis à notre synagogue qui est à 2 mn à pied, après avoir programmé les éclairages et les chauffages – sans erreur cette fois, yesh ! La préparation de Shabbat est loin d’être une science exacte. J’ai allumé, comme d’habitude, nos deux neirot pour mon couple et cinq bougies de plus pour nos enfants et leurs familles, ainsi qu’une bougie pour ma belle-mère zal car mon mari « est dans les onze mois », et j’ai ajouté une bougie de 36 heures pour Rosh Hodesh et marquer l’entrée dans ce nouveau mois printanier de Adar 1, pour qu’il nous apporte enfin de grandes joies collectives, familiales et personnelles.
Je me suis installée seule en face de mes lumières avec les journaux de la semaine. Je n’ai pas tenu plus de 5 minutes. Je me suis allongée dans le canapé et… me suis endormie ! C’est pavlovien, je crois : chaque vendredi soir, toutes mes tensions tombent et je m’écroule de fatigue. Souvent, je m’endors pendant que mon homme est à la choule et il me réveille en rentrant.
C’est lui qui avait cuisiné vendredi matin le canard décongelé que Ch*** avait déposé il y a plusieurs semaines de cela. Sa compagne – vegan - étant actuellement à Paris pour une bar-mitsva et leur appartement de Jéru loué en Airbnb, il s’est installé à la maison pour passer un bon moment avec nous. Les deux hommes devaient cuisiner ensemble le fameux canard de Ocher Ad – une rareté. Mais, finalement, Ch*** a traversé le pays et est allé manifester à la frontière Sud pour empêcher les camions d’aide humanitaire d’entrer dans Gaza, alors que le Hamas – et la population gazaouie dans sa très large majorité – détient toujours nos otages qui sont loin de manger à leur faim et qui ne reçoivent, eux, aucun médicament pour leurs blessures et leurs maladies.
Ainsi donc, mon mari a cuisiné seul le beau canard de son camarade, complété de petites rates sautées et de carottes confites. Pour les salades, il a fait une descente chez Yo’hananof et a aussi choisi un merveilleux morceau de saumon fumé en provenance de Russie chez Prodag et m’a « offert » une partie de mon Shabbat : je n’ai eu à cuisiner que le dessert et leur ai fait, à eux – et à « mes dix soldats » - un gâteau au chocolat et au rhum dont une copine de l’oulpan m’avait donné la recette.
À table, une question d’éthique a surgi entre nous, opposant plusieurs points de vue :
A/ J’ai mon idée pour cuisiner ce canard. Ça sortira comme ça sortira ; de toute façon, le canard, c’est toujours bon
B/ Je cuisine le canard en faisant de mon mieux. Faire toujours son maximum est un principe général dans la vie
C/ Ce qui sortira de ce canard, c’est min ha chamaïm : quoi que je fasse, ce n’est pas moi qui suis, ba sof, le responsable de la qualité de ce canard. C’est HaChem qui Décide (et tout est un signe et tout a un sens)
D/ Je dois, encore plus que d’habitude, réussir la cuisson de ce canard car ce n’est pas mon canard mais celui de mon copain, et je dois honorer et le canard et mon copain.
Au passage, vous aurez noté qu’il y avait 3 Juifs à table mais 4 postures éthiques.
Nous avons plus que bien mangé. J’ai débarrassé et rangé la cuisine et suis montée lire quelques pages de Elie Munk sur Michpatim et me coucher pendant que les hommes discutaient encore dans le salon. Ensuite, mon mari a promené le chien… accompagné de nos deux chats ! Jamais vu avant des chats qui se promènent avec nous et le chien. Mais ici, c’est déjà le troisième que je vois faire cela : Poussière, Fléchette et Picpus tenant compagnie à Tobie.
Ce matin, beau soleil, 15°, j’ai eu envie de m’habiller comme pour un mariage. J’ai passé une robe longue, mes chaussures australiennes tout terrain, un turban fait d’un nouveau foulard – un kiff : 4 pour 100 shekels chez TopTen – et enfilé un manteau perse en soie brodée orange et vert. Je les ai rejoints à la synagogue, pile pour la Birkat ha Cohanim que j’adore. Notre rabbin n’était pas là. C’est un rabbin d’origine sud-américaine, un autre pilier de la communauté qui a fait un drach que j’ai compris à 90%. Ha nekouda hamercazit, le point central : « la sim’ha, ma joie, n’est pas dépendante d’un évènement extérieur à moi. Elle n’est pas non plus quelque chose que je peux décider. La sim’ha résulte tout simplement de ma nechama, mon âme, qui sait que je fais ce que je dois faire, à ce moment précis. L’exemple cité par le Rav : « Qui est complètement dans la sim’ha en ce moment ?... Nos soldats qui, 24/7 font ce qu’ils savent devoir faire ».
Je n’ai rien pu suivre sur la parachat ha chavou’a car Sh***, le gamin d’amis m’a rejoint, une boule d’amour et d’intelligence débordante qui a du mal à canaliser son énergie. Alors, on s’est tout ce temps-là focalisé juste sur Yod-Hé-Vav-Hé, le nom de l’Éternel, et c’était déjà bien suffisant, avec les bonbons qui collaient aux doigts, sa mèche dans les yeux et ses câlins.
Le bonheur à la syna, c’est aussi mes copines. Quand on sort après l’office et qu’on se retrouve tous, francophones et hébraophones, au soleil, juste avant de se séparer. On prend des nouvelles et on papote un peu.
De retour à la maison vers 10:45, controverse habituelle pour décider si on fait un kiddouch tout doux au jus de raisin et on grignote des tartines de hallah avec de la confiture et du gâteau ou si on y part directement sur du vin rouge et la viande. Pas de suspens, largement majoritaires, les garçons ont gagné.
Après le Birkat haMazon j’ai demandé à notre ami qui parle couramment 7 langues ce que signifie exactement « Me’ona’h » et « Devira’h » que l’Arme de la Parole traduit par « Ta demeure » et « Ton temple ». J’ai finalement sorti un Larousse Hébreu-Français (lourd mais trop conforme, en fait) et mon premier et tout petit dictionnaire de 1949 qui sent les bouquinistes parisiens où j’avais dû le dénicher, ainsi que le Shorashon, ma « Bible » de l’étymologie hébraïque. Merveilles ! Je me souviendrai désormais que מעון ma’on est une résidence fortifiée, une « forteresse » en fait « une place forte », grâce à l’expression que je connaissais déjà : למען léma’an « pour que, afin que » dont l’origine est la racine מענ qui signifie adresse/demeure/destinataire. Donc : lé-ma’an = pour quelle nouvelle « destination » ? « pour gagner quelle nouvelle place forte mentale ? »… « dans quel but, » ?! Et dans le Birkat Hamazon : « Ta place forte », « Ta puissante adresse »… donc Ta résidence.
Quant à דביר Dvir, je veux ici déposer un brevet en ‘hidouch shabbatique ! J’ai posé que la racine était דבר dvar : la bien connue origine qui signifie « parler ». Comme on observe dans le Birkat une progression qui va du plus large « Israël, Ton peuple », « Jérusalem, Ta ville », « le Mont Sion », etc. au plus étroit « Dévira’h », j’en ai déduit qu’il s’agit du Kodesh ha Kodashin, l’espace entre les Kérouvim où s’exprime la Parole divine, donc… le Davar du Yod ! דביר DV-I-R
Une gratification de notre nechama yétéra, notre âme supplémentaire qui couronne notre Shabbat ? Je demande confirmation par les spécialistes !
Après avoir mangé les restes d’hier, ils ont repris leur conversation et moi je me suis installée dans « le jardin d’hiver » pour lire un essai sur Jonas de Ruth Reichelberg et lire Tehilim, faire le Tikoun Haklali pour nos soldats et pour des proches. Après, j’ai sorti Tobie – sans les chats qui préfèrent la nuit noire et qui, à cette heure chaude de l’après-midi, paressent sur nos coussins. Nous avons fait le tour « moyen/grand ». Du terrain vague du bas – premier coquelicot ! – jusqu’aux vergers du haut. Serres d’ananas protégées par des barbelés. Jardin d’enfants haredim. Collège sioniste religieux transformé en synagogue le Shabbat. Remontée par la synagogue « du bas de la rue ». Passés devant le square – des dizaines d’enfants sur les balançoires. Le terrain vague du haut. L’autre gan tout neuf. Passés devant chez Chochana, Dov et Hanna, Motti, Golda, puis Gisèle, Naomie, Fanny et Deborah, Ghislaine et Katia. En haut, les grands bosquets d’eucalyptus en fleurs bruissaient de mille abeilles affairées. Tobie a brouté dans les herbes hautes pendant que je regardais les orangers taillés au cordeau et rasés de près. Quand je suis rentrée, Ch*** s’était endormi dans le canapé et mon mari dans notre chambre aux persiennes tirées.
Puis, tous réveillés, nous avons encore discuté langue hébraïque, politique, littérature, téfila, minhaguim et signification de Rosh ‘Hodesh. Il n’y avait plus assez d’eau chaude pour se refaire des cafés et des thés à la menthe.
Nous sommes sortis de Shabbat un bon quart d’heure après la sortie officielle, pris que nous étions dans notre conversation. Ils étaient toujours sur la même Michna. Moi je sommeillais dans le canapé et ils parlaient de corne, de dent et de pied, de Copernic, d’oxygène, d’inversion du spin et du Buisson ardent…
Nous avons fait la havdala à la boukha, éteint toutes les lumières et prié pour nos proches et pour les soldats, les otages et nos dirigeants à la lumière bleue dansante de l’alcool enflammé le temps d’une prière.
Shavou’ah Tov
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